Le ressenti ment

Une station météorologique a, la pauvre, enregistré une température ressentie de -80°C. 

Des agents immobiliers annoncent des mètres carrés ressentis : « 11,53 m² loi Carrez – 16 m² ressentis ».

La première chose que les Lumières et la Révolution Française ont apporté au monde fut l’objectivation : le système décimal, les unités de mesure, jusqu’à la formalisation des observations. On peut même considérer que c’est cette démarche qui a abouti à constater que les hommes étaient égaux.

L’objectivation est consubstantielle de l’humanisme.

La Révolution a permis l’émergence de l’individu dans une société dont la cohésion est assurée par l’idée de références communes : la vérité.

Le progrès technique a depuis permis d’améliorer la condition des individus, jusqu’à la “société de loisirs” (Vers la société du loisir ?, Joffre Dumazedier, 1962), où le bien-être de la personne a pris de plus en plus de place (tourisme, mode, spas…). Or aujourd’hui le ressenti prime sur tout le reste.

À partir du moment où la vérité est précédée d’un possessif – “chacun sa vérité”, vous rétorque-t-on souvent – l’édifice humaniste s’effondre.

Si je n’ai pas d’argument pour expliquer l’efficacité de l’homéopathie, je me réfugie derrière la protection de ma vérité, voire de mon expérience. Si mon expérience (« j’ai pris de l’hydroxychloroquine et j’ai guéri ») me procure plus de plaisir que la vérité scientifique (« presque tous les patients de mon âge sans comorbidités guérissent spontanément »), alors j’en fais « ma vérité » qui ne souffre pas la contradiction.

La déconstruction de la vérité et de l’universel mène inévitablement à l’idée que toutes les opinions se valent, anéantissant toute critique ou jugement. 

En décembre dernier la fondation Jean Jaurès a publié avec l’IFOP une enquête sur la confiance des jeunes en la science… on y apprend entre autres que 20% pensent que les pyramides d’Egypte ont été bâties par des extraterrestres.

Aura-t-on bientôt des écoles d’ingénieurs « sphéristes » et d’autres platistes, un CNRS évolutionniste et un autre créationniste, des tribunaux légalistes et d’autres subjectivistes ?

Si un individu peut agir en se fondant uniquement sur sa perception, alors l’idée de responsabilité et donc de Justice n’a plus de sens. Est-ce encore bien une société ?

Ne nous y trompons pas, il ne s’agit pas là d’un fantasme lointain. L’abandon de la science au profit de la perception individuelle sera notre plus grande régression. 

En juin 2022, quand Science Po Paris a annulé deux cours sur l’évolution et le genre, la direction a donné comme explication : 

« Dans le syllabus, il était affirmé que “la théorie de l’évolution est la plus grande idée que l’humanité n’ait jamais eue”, sans aucune problématisation, mise en perspective ou confrontation des positions comme cela est la norme en sciences sociales […] La matière ne consiste pas à souffler aux étudiants ce qu’ils doivent penser mais plutôt leur apprendre les outils afin qu’ils puissent se forger un avis ».

On censure ainsi toute expression de la vérité. La biologie ne peut être abordée que comme une science sociale, et les résultats expérimentaux doivent être confrontés à l’opinion de Mme Michu. Un avis peut donc se forger sur un raisonnement logique dépourvu de tout socle de connaissances. C’est exactement la base de la mécanique complotiste.

Autre exemple, la question des transgenres est immédiate : si je suis une femmes parce que je m’identifie comme femme et non parce que chacune des cellules de mon corps contient une paire de chromosomes X, alors qui peut m’empêcher de concourir dans les épreuves sportives féminines au détriment des femmes ?

Si je me perçois comme vieux, pourquoi n’aurais-je pas droit à la retraite à 20 ans ? Tiens… finalement, c’est peut être ça la solution à tous les problèmes !

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